« Dans Etreintes brisées (2009), on pouvait entrapercevoir, saisi en gros plan, le script d’un long-métrage intitulé Madres paralelas. Plus tard, c’est une affiche du même film que l’on voit trôner à l’entrée du bureau du héros, un scénariste réputé. « Madres paralelas », où le nom d’un film fantôme, qu’on croyait inventé pour les besoins de la fiction et qui, aujourd’hui, sort sur les écrans. On sait Almodovar adepte des petits cailloux autobiographiques disséminés dans l’œuvre, et ces occurrences d’un projet à venir, surgissant au milieu d’Etreintes brisées, avaient peut-être valeur de rappel intime : qu’un jour, lui, le plus grand cinéaste espagnol vivant, s’attelle à réaliser ce scénario et évoque enfin le passé franquiste de son pays.
Il y a quelque chose de très émouvant à voir un cinéaste de 72 ans attendre patiemment le bon moment pour se confronter à ce qu’il n’avait encore jamais filmé. Sans doute fut-il pressé par les débats passionnés sur la mémoire de la guerre civile, qui divisent les Espagnols en deux camps : ceux qui n’estiment pas nécessaire de rouvrir les plaies, et les autres, partisans d’un travail de mémoire où tout reste à faire, et d’abord exhumer les corps des victimes enterrées dans des charniers franquistes dispersés dans tout le pays.
C’est ce travail de la mémoire qui obsède Janis (Penélope Cruz), photographe qui, au début du film, fait le portrait d’Arturo Buendia, un anthropologue membre d’une fondation qui participe à la fouille d’une fosse commune – celle où se trouve l’arrière-grand-père de Janis. Mais, en attendant qu’un tel chantier ait enfin lieu, une femme vit sa vie.
Sous le scénario mémoriel, Almodovar remet sur le métier ce motif inépuisable : le portrait de femme. Janis se retrouve enceinte d’Arturo qui, marié, ne peut pas assumer l’enfant. Décidée à garder le bébé, la photographe libère son amant de toute obligation. A la maternité, elle partage sa chambre avec Ana (Milena Smit), 17 ans, enceinte après un viol. Leur complicité se scelle autour de leur destin commun : mères célibataires, toutes deux accouchent de petites filles qui doivent être placées en observation. Lorsqu’elles quittent la maternité, leur bébé sous le bras, les deux femmes échangent leurs numéros – et pensent en rester là.
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Il y a, dans la suite de Madres paralelas, narrant les retrouvailles tourmentées et amoureuses de Janis et Ana, le sentiment d’un geste absolument libre, qui donne l’impression que le scénario n’est là que comme un cadre pour accueillir la liberté des personnages. Il n’y aurait plus qu’à les regarder se mouvoir, aimer, agir et se tromper. C’est comme si, avec le temps et l’âge, Almodovar semblait moins réaliser des mélodrames en bonne et due forme qu’éprouver l’élasticité d’un genre chéri. »